La circularité de la vie - Michel Chevallier



La Circularité de la vie


J’aimerais être un chasseur comme l’oncle Victor, avais-je dit à mon père lorsqu’il m’avait emmené dans le grenier encombré de la maison où il avait grandi, pour me montrer les captures de l’aïeul : deux grandes boîtes empoussiérées contenant du gibier à plumes, mitraillé et empaillé un siècle plus tôt. J’avais huit ans.

J’en avais vingt quand la chasse a été interdite. Je commençais pourtant sérieusement à m’y intéresser. J’avais appris que le grand-oncle avait aussi laissé des mémoires, dont une partie écrite en alphabet grec. Il y traitait d’une autre sorte de gibier, de trophées que les femmes de son entourage, ignares de cette écriture, ne devaient pas connaître. Dans ses lignes encryptées il présentait ses conquêtes féminines. Victor, qui n’a jamais été marié, braconnait le beau sexe. A vingt ans, cela m’intéressait.

Un torrent d’années séparait l’enfant qui s’imaginait « comme l’oncle », du jeune adulte qui cherchait son chemin et ne savait comment parler aux femmes. Un cours d’eau à la fois lien et séparation. Le flot du temps avait séparé le gamin et l’adulte comme le Styx divise les morts des vivants; mais de même que l’eau unit ses riverains de part et d’autre du littoral, un lien fort existait entre le bambin timide et le jeune homme hésitant.

Était-ce l’attrait des armes qui avait suscité l’intérêt de l’enfant ? Les détonations ne l’avaient jamais attiré et, d’ailleurs, les animaux naturalisés dans leur grande boîte n’évoquaient aucune violence, aucun coup tiré, la référence aux fusils était absente. Ils semblaient dormir depuis toujours, doucement rangés dans leurs casiers.

Était-ce le goût de la nature, l’envie des battues dans les sous-bois à l’affût de quelque gibier ? Sans doute pas. Courir, bouger à l’air libre enchantait le garçonnet, mais s’arrêter sur le nom des plantes, des arbres, les traces des animaux ou leur cri ne l’intéressait pas.

Non. Il était fasciné par les arbres qui, en bougeant, créent le vent. Comme eux, il avait besoin de racines et les cherchait dans le passé familial lointain, en sautant par-dessus les générations comme s’il n’était pas issu du désir de ses parents, comme si ceux-ci n’existaient que pour le mettre en lien avec les générations disparues. Il n’était bien que dans le vent impalpable, dans le rêve, dans les pensées fugitives qui emplissaient sa tête, mais ne s’y fixaient pas.

Et cet autre Styx qu’il franchissait, cette génération parentale ou dont il faisait son Charon, ce batelier qui conduisait les âmes aux enfers, l’introduisaient dans un univers dont les contours étaient incertains. Ces ancêtres vivaient-ils en lui ou hors de lui ? En quoi l’intéressaient-ils ? Etait-ce parce que leur cycle de vie était désormais clos et qu’il n’y avait plus de vide à remplir ? Parce que leur existence ne réservait plus d’incertitudes et ne laissait plus de place à l’angoisse de l’inconnu ?

Les boîtes dans lesquelles ce passé était enfermé, naturalisé, consigné, qu’il s’agisse de livres ou de caisses de gibier à plume, étaient cependant un bagage bien lourd à porter pour un enfant de son âge, mais il ne le réalisait pas. Il utilisait ces cartons et ces volumes comme des 2 marches qu’il aurait gravies pour rejoindre les sommets qu’avaient atteints ses parents et, avant eux, leurs parents. A l’envers en quelque sorte.

Plutôt que de dérouler l’échelle de la vie qui était en lui, il tentait de gravir à rebours les marches du passé, au risque de trébucher sur un malentendu ou un gradin manquant. Comme ces animaux liés à la meule à grain, condamnés à passer leurs journées à tourner en rond, il reparcourait des chemins déjà tracés et oubliait de bâtir le sien. Son joug l’attachait à un passé qui n’était pas à lui, mais dont il croyait devoir se faire charge.

Par une ironie de la vie, il regardait un destin qui semblait tout tracé par d’autres et qui l’éloignait du présent pour le faire entrer dans une forme d’éternité. Peut-être que regarder en avant, c’était regarder la mort qui, par son existence, apportait la preuve que ses parents ne l’aimaient pas. Peut-être…


Michel Chevallier

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